Putsch : la Constitution Islandaise rédigée par le peuple a été assassinée par le Parlement

Vendredi dernier, Thorvaldur Gylfason a envoyé à Vivre en Islande la déclaration ci-après. Thorvaldur Gylfason a été membre élu (puis désigné par le Parlement) de l’Assemblée Constituante chargée de rédiger une nouvelle Constitution pour le pays. Il est Professeur d’Economie de l’Université d’Islande. http://notendur.hi.is/gylfason/inenglish.htm

L’Islande a attiré l’attention lorsque, après sa spectaculaire dégringolade en 2008 quand son système bancaire s’est écroulé – causant d’énormes dégâts sur les créanciers étrangers ainsi que sur les habitants de l’île –, elle a tenté de faire face au problème en assignant en justice les banquiers et autres personnes responsables de la faillite du pays. Mais l’île a aussi fait parler d’elle lorsqu’elle a convié le peuple islandais et ses représentants directement élus à rédiger une nouvelle Constitution post-krash qui visait notamment à réduire la probabilité qu’un tel événement se reproduise.

L’auteur de cette initiative – ce qui est tout à son honneur –, c’est le gouvernement post-krash formé en 2009 qui a été mis au pied du mur face à une foule de manifestants venus faire bruyamment résonner leurs poêles et casseroles sur la place du Parlement à Reykjavík. Une Assemblée nationale composée de 950 personnes choisies au hasard dans le registre national a été convoquée. Chaque Islandais âgé de 18 ans ou plus avait la même chance d’être sélectionné et d’obtenir un siège à l’Assemblée. Ensuite, à partir d’une liste de 522 candidats issus de tous les horizons, 25 représentants ont été élus par le peuple pour former une Assemblée constituante dont la mission était de rédiger une nouvelle Constitution rendant compte de la volonté populaire, telle qu’exprimée par l’Assemblée nationale. Croyez-le ou non, la Cour suprême, dont huit des neuf juges de l’époque avaient été nommés par le Parti de l’indépendance qui est à présent considéré comme le principal coupable de la faillite du pays et qui siège dans l’opposition, a annulé l’élection de l’Assemblée constituante pour des motifs peu convaincants, voire illégaux. Du jamais vu ! Le Parlement a alors décide de nommer les 25 candidats qui avaient obtenu le plus de votes pour former un Conseil constitutionnel. Ce Conseil a, pendant quatre mois en 2011 – à l’instar des rédacteurs de la Constitution américaine à Philadelphie en 1787 –, planché sur la rédaction d’un projet de nouvelle Constitution et l’a adopté à l’unanimité. Le projet de loi constitutionnelle stipule, entre autres : (a) la réforme électorale garantissant le « une personne, une voix »; (b) l’appropriation nationale des ressources naturelles; (c) la démocratie directe par le biais de référendums nationaux; (d) la liberté d’information, et (e) la protection de l’environnement, ainsi qu’un nombre de nouvelles dispositions visant à ajouter une couche de freins et contrepoids au système actuel de forme de gouvernement parlementaire semi-présidentiel. Le préambule donne le ton : «Nous, peuple d’Islande, souhaitons créer une société juste offrant les mêmes opportunités à tous.» Le peuple a été invité à contribuer à la rédaction de la Constitution via le site internet du Conseil constitutionnel. Des experts étrangers en constitution, tels le Professeur Jon Elster de l’Université de Columbia et le Professeur Tom Ginsburg de l’Université de Chicago, ont publiquement fait l’éloge du projet de loi et de la façon démocratique dans laquelle il a été rédigé.

Cela dit, il était clair dès le départ que de puissantes forces politiques chercheraient à saper le projet de loi. Tout d’abord, pour de nombreux politiciens, c’est leur prérogative et seulement la leur de réviser la Constitution. Ils voient donc l’Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel élus par le peuple et nommés par le Parlement comme des intrus venant piétiner leur territoire. Ensuite, de nombreux responsables politiques s’inquiètent à juste titre de leurs chances de réélection avec la mise en place du système « une personne, une voix ». Aussi, de nombreux politiciens craignent de perdre leur influence à cause du recours plus fréquent aux référendums nationaux, et craignent aussi certaines divulgations avec l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi de liberté d’information. À titre d’exemple, une conversation téléphonique déterminante qui a eu lieu entre le Premier ministre et le gouverneur de la Banque centrale dans les jours précédant le krash de 2008 est encore tenue secrète, même si un comité parlementaire a demandé à entendre son enregistrement. Enfin, dernier point mais non des moindres, de nombreux armateurs n’aiment pas l’idée d’être privés de leur accès privilégié et extrêmement rentable aux zones de pêche de propriété commune. Il existe des documents publics enregistrés après le krash qui attestent que les politiciens et les partis politiques ont été généreusement récompensés par les banques avant le krash. Il ne faut pas être un génie pour comprendre que les armateurs doivent avoir traité de la même manière généreuse les politiciens et partis politiques par le passé, une relation que de nombreux politiciens tiennent clairement à préserver.

En bref, il était clair que dans le cas d’un scrutin secret, le projet de loi constitutionnelle n’aurait jamais eu la chance d’être adopté par le Parlement, même pas après le référendum national sur le projet de loi du 20 Octobre 2012 où 67% des électeurs ont exprimé leur soutien au projet de loi ainsi qu’à ses principales dispositions individuelles, parmi lesquelles l’appropriation nationale des ressources naturelles (83% ont voté Oui), la démocratie directe (73% ont voté Oui), et le « une personne, une voix » (67% ont voté Oui). Mais le Parlement ne procède pas au scrutin secret. En fait, 32 des 63 membres du Parlement ont été entraînés par une campagne de courriels organisée par des citoyens ordinaires pour déclarer qu’ils soutenaient ce projet de loi et qu’ils voulaient l’adopter immédiatement. Cependant, malgré ces déclarations publiques, le projet de loi n’a pas été soumis à un vote au Parlement. Odieuse trahison, et probablement aussi acte illégal commis en toute impunité par le président du Parlement. Au contraire, le Parlement a décidé de ne pas respecter sa propre volonté déclarée publiquement ainsi que la volonté du peuple telle qu’exprimée dans le référendum national : il a mis le projet de loi au frigo, et pour couronner le tout, il a demandé à la hâte les 2/3 du Parlement ainsi que 40% du vote populaire pour adopter toute modification de la Constitution dans le prochain Parlement. Cela veut dire qu’au moins 80% de participation aux urnes serait nécessaire pour qu’une réforme constitutionnelle soit acceptée lors de la prochaine session du Parlement. Les hommes politiques n’ont apparemment pas prêté attention au fait qu’avec de telles règles, la séparation de l’Islande du Danemark n’aurait pas été acceptée lors du référendum de 1918. Dans la pratique, cela signifie que nous sommes de retour à la case départ comme cela était voulu par les ennemis de la nouvelle Constitution. Il y a peu d’espoir que le nouveau Parlement respectera la volonté du peuple si le Parlement sortant a échoué à le faire en dépit de ses promesses. Dans son discours d’adieu, le Premier ministre sortant, Jóhanna Sigurðardóttir, a déclaré que c’était le jour le plus triste de ses 35 années au Parlement.

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La version originale adressée à Vivre en Islande

Putsch: Iceland‘s crowd-sourced constitution killed by parliament Following its spectacular plunge from grace in 2008 when its banking system crashed, inflicting huge damage on foreign creditors as well as on local residents, Iceland caught attention for trying to come to grips with what happened by bringing court cases against bankers and others allegedly responsible for the crash as well as for inviting the people of Iceland and its directly elected representatives to draft a new post-crash constitution designed inter alia to reduce the likelihood of another crash. Up against the wall, with throngs of protesters boisterously banging their pots and pans in parliament square in Reykjavík, the post-crash government formed in 2009, to its credit, set the process in motion. A National Assembly was convened comprising 950 individuals selected at random from the national registry. Every Icelander 18 years or older had an equal chance of being selected to a seat in the assembly. Next, from a roaster of 522 candidates from all walks of life, 25 representatives were elected by the nation to a Constitutional Assembly to draft a new constitution reflecting the popular will as expressed by the National Assembly. Believe it or not, the Supreme Court, with eight of its nine justices at the time having been appointed by the Independence Party, now disgraced as the main culprit of the crash and in opposition, annulled the Constitutional Assembly election on flimsy and probably also illegal grounds, a unique event. The parliament then decided to appoint the 25 candidates who got the most votes to a Constitutional Council which took four months in 2011, as did the framers of the US constitution in Philadelphia in 1787, to draft and unanimously pass a new constitution. The constitutional bill stipulates, among other things: (a) electoral reform securing ‘one person, one vote’; (b) national ownership of natural resources; (c) direct democracy through national referenda; (d) freedom of information; and (e) environmental protection plus a number of new provisions designed to superimpose a layer of checks and balances on the existing system of semi-presidential parliamentary form of government. The preamble sets the tone: “We, the people of Iceland, wish to create a just society where everyone has a seat at the same table.” The people were invited to contribute to the drafting through the Constitutional Council’s interactive website. Foreign experts on constitutions, e.g. Prof. Jon Elster of Columbia University and Prof. Tom Ginsburg of the University of Chicago, have publicly praised the bill and the democratic way in which it was drafted. Even so, it was clear from the outset that strong political forces would seek to undermine the bill. First, there are many politicians who think it is their prerogative and theirs alone to revise the constitution and view the National Assembly and the Constitutional Council elected by the people and appointed by parliament as intruders on their turf. Second, many politicians rightly worry about their reelection prospects under ‘one person, one vote’. Third, many politicians fear losing their clout with more frequent use of national referenda, and also fear exposure under a new freedom of information act. For example, a crucial telephone conversation between the prime minister and the governor of the Central Bank in the days before the crash in 2008 is still being kept secret even if a parliamentary committee has demanded to hear a recording of it. Last but not least, many vessel owners dislike the prospect of being deprived of their privileged and hugely profitable access to the common-property fishing grounds. As a matter of public record after the crash, politicians and political parties were handsomely rewarded by the banks before the crash. It does not take a rocket scientist to figure out that vessel owners must have likewise treated politicians and political parties generously in the past, an umbilical cord that many politicians clearly want to preserve. In sum, it was clear that in a secret ballot the constitutional bill would never have had a chance of being adopted by parliament, not even after the national referendum on the bill on 20 October 2012 where 67% of the electorate expressed their support for the bill as well as for its main individual provisions, including national ownership of natural resources (83% said Yes), direct democracy (73% said Yes), and ‘one person, one vote’ (67% said Yes). But the parliament does not vote in secret. In fact, 32 out of 63 members of parliament were induced by an e-mail campaign organized by ordinary citizens to declare that they supported the bill and wanted to adopt it now. Despite these public declarations, however, the bill was not brought to a vote in the parliament, a heinous betrayal – and probably also an illegal act committed with impunity by the president of the parliament. Rather, the parliament decided to disrespect its own publicly declared will as well as the popular will as expressed in the national referendum by putting the bill on ice and, to add insult to injury, hastily requiring 2/3 of parliament plus 40% of the popular vote to approve any change in the constitution in the next parliament, meaning that at least 80% voter turnout would be required for a constitutional reform to be accepted in the next session of parliament. The politicians apparently paid no heed to the fact that under these rules Iceland’s separation from Denmark would not have been accepted in the referendum of 1918. In practice, this means that we are back to square one as intended by the enemies of the new constitution. There is faint hope that the new parliament will respect the will of the people if the outgoing one failed to do so despite its promises. In her farewell address, the outgoing Prime Minister, Jóhanna Sigurðardóttir, declared this to be the saddest day of her 35 years in parliament.

 

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11 comments

  1. Français, je découvre sur ce site avec énormément de tristesse (naïf !) que celle histoire de nouvelle constitution islandaise, dont j’avais vaguement entendu parlé mais pour laquelle je ne m’étais pas spécialement tenu informé – l’Islande c’est loin !- n’était donc au final… qu’un conte fée !
    Dommage de se réveiller aussi brutalement comme en France avec ces dernières élections présidentielles…. à un tour !
    Si Louis XVI avait eu tous les systèmes de répressions de la volonté du peuple dont bénéficie les politiques actuels de quels pays que ce soient, il serait mort dans son lit.

  2. La vraie démocratie, ce n’est pas ce que vous croyez …
    http://lavraiedemocratie.fr

    Ce n’est pas aux gens du pouvoir d’écrire les règles du pouvoir.

    Si les élus du peuple ne respectent pas la volonté du peuple, le peuple doit pouvoir les révoquer !

  3. Que puis-je dire sinon que j’ai découvert ceci. Attention, il s’adresse à une société algérienne mais je crois que c’est partout pareil, en Europe ou ailleurs.
    http://www.dailymotion.com/video/xz003h_la-corruption-par-mohamed-hachmaoui_news#.UbikNHl4lM6
    La plus sûr façon de se débarrasser de la corruption c’est de se passer de l’argent. Je crois que c’est possible. Voyez « desargence.org ».
    Il est urgent de comprendre que l’économie sert les besoins de tous les vivants et nous vivons sur un mythe d’économie avec l’argent, puisque nous voyons bien qu’actuellement la planète et tous les organismes vivants qui l’habitent sont méprisés, asservis, détruits.

  4. Je ne parviens pas à comprendre ce qui fait échouer la consultation commune sur un projet rédigé en commun pour l’adoption en commun du plus précieux des biens : comment cette constitution pourrait-elle échouer??? A-t-elle déjà échoué? Quelles sont les prochaines échéances démocratiques pour la validation ou le refus d’une telle mesure ? Quelles sont les raisons qui amèneraient à son échec? Mais enfin! Comment un peuple, qui se lève pour prendre ses responsabilités, devenir son propre maître, peut-il échouer dans ce processus ? Je ne trouve aucune information au sujet de l’état d’avancement de ce projet de constitution, quelle frustration! Ce projet devait être l’exemple d’une révolution démocratique sans précédent!

  5. C’était un peu pour ça aussi, que je suis tombé amoureux de ce pays. Peuple debout face aux banques, uni face aux politiques. Le pays du premier parlement face à déni de démocratie… Qu’ il est triste de constater que l’argent et le pouvoir finiront toujours par triompher… J’espère que ce n’est pas là la fin d’un rêve et qu’ils vont se réveiller, lutter pour leur liberté, pour l’égalité et bien évidemment (et j’y peux rien)… pour la fraternité ! On a quand même une belle devise en France, je pense que nous en avons perdu le sens, nous.

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