Constitution islandaise : l’e-révolution qui beugue ? (2)

La volonté politique existait-elle ?
Y-a-t-il eu une véritable intention d’impliquer « l’islandais moyen » dans une modification structurelle de l’Etat engageant durablement l’avenir du pays ? Les instances dirigeantes pouvaient-elles totalement se désengager de cette révision de la constitution islandaise dans une période de grave crise économique et sociale et dans un contexte de forte défiance des pouvoirs politique, médiatique et financier ? Pouvaient-elles dans le même temps confier semblable mission à des citoyens passablement et à juste titre mécontents, n’étant pas des spécialistes des rouages et du fonctionnement juridiques de leurs institutions et présumés capables de confondre enjeux nationaux et desiderata personnels (certains ont entre autre suggéré la gratuité de la bière !) ?
Réelle volonté ou non, les modalités pratiques de mise en place du dispositif constituant paraissent aujourd’hui d’autant plus discutables que les résultats obtenus ont tranché singulièrement avec les objectifs fixés et les superlatifs employés pour qualifier cette prétendue «e-révolution».
De là à supposer que tout aurait été fait pour que l’émergence du citoyen-candidat lambda soit sinon impossible en tout cas aussi peu efficiente que possible… De là à penser que ce tardif mais impressionnant relais médiatique soit le fruit juteux d’une stratégie de relation publique mûrie en hauts lieux… De là à imaginer que certains aient pu vouloir faire capoter cette révision constitutionnelle… Il y a un précipice de quelques centimètres que Sergueï Bubka franchirait sans sa perche.

Le Parti de l’Indépendance, ennemi désigné de la révision.

Ólöf Pétursdóttir - constitution islandaiseLes avis selon lesquels le Parti de l’Indépendance (Sjálfstæðisflokkur) se serait efforcé de décrédibiliser ce scrutin ne relève pourtant pas que d’un mauvais scénario de politique-fiction. Bien au contraire. « Le Sjálfstæðisflokkur a fait tout son possible pour discréditer l’élection et empêcher les débats » explique Ólöf Pétursdóttir. « Les gens qui ont été choisis sont à priori fiables mais on leur met, ainsi qu’au gouvernement de Sainte Johanna,  des bâtons dans les roues – il faut absolument créer un précédent – fonder une nouvelle constitution » poursuit cette traductrice Islandaise installée en Bretagne.
Une opinion partagée par d’autres personnes interrogées, qui jugent que l’essentiel était d’avoir des gens compétents au sein du Comité de façon à maximiser les chances d’un changement effectif, rapide et profond de la société. « Le contenu (de la Constitution islandaise) on pourra le réviser plus tard » conclue Ólöf en souriant.

Kjartan Jonsson - constitution islandaisePour Kjartan Jónsson, candidat à l’élection de l’Assemblée Constituante en novembre 2010, les membres du Parti de l’Indépendance « ont pris l’habitude d’être au pouvoir et entendent, à l’instar de l’ancien Premier Ministre David Oddsson (5), s’opposer à tout ce qui est proposé ou mis en place par l’actuel gouvernement de gauche ». Pour ce professeur d’Islandais, les hommes et les femmes de cette formation « ont des liens étroits avec ceux ayant des intérêts importants à préserver, comme les propriétaires des quotas de pêche » (6). A l’opposé, « des hommes comme Gylfason (membre élu de l’Assemblée NDLR) ont critiqué durant des années les processus qui ont conduit à la crise financière ainsi que l’organisation et la répartition du pouvoir en Islande ; ils ont su aussi aborder les changements que beaucoup voulaient voir mis en place » note Kjartan.
Le système électoral choisi avait indéniablement des failles importantes que les adeptes des e-démocraties novatrices et autres scrutins participatifs révolutionnaires ont malencontreusement occultés. Et contrairement à ce que les mêmes ont affirmé, le « citoyen ordinaire » n’a pas été au coeur du processus développé ; les membres désignés font bel et bien partie des élites de la nation Islandaise. En revanche, pour les personnes sollicitées, la complexité et les défauts du scrutin n’auront été qu’un moindre mal si tant est que les réponses attendues figurent dans la nouvelle constitution. Quant aux 25 « constituants » ayant été choisis, de l’avis de Kjartan Jónsson, ils seraient « bons pour le job » et n’auraient surtout « aucun rapport avec le gouvernement ou le Parlement ». Une condition nécessaire et suffisante qui paraît faire l’unanimité parmi ceux qui attendent des changements aussi prompts que radicaux.

Les référendums Icesave n’auraient jamais été mis en place.

Mais alors le projet de nouvelle constitution livré au Parlement en juillet dernier a-t-il répondu aux aspirations des islandais et aux pré-requis d’une démocratie digne de ce nom ? Selon Ragnhildur Helgadóttir, « il est encore trop tôt pour dire » si cette révision était une bonne chose. L’enseignante en Droit estime que l’ancienne constitution devait être simplifiée afin d’être plus accessible, mais qu’elle n’a jamais « entendu de raisons convaincantes » justifiant cette révision. Elle ajoute malgré tout « qu’il y a de bonnes choses (dans la nouvelle constitution) mais aussi des choses à retravailler encore ». Une position qui ravira nos amis Normands et partagée par la plupart des personnes interrogées.
Reste qu’il serait un peu long de faire ici une synthèse des 114 articles rédigés. Sur de nombreux sujets, les «25» ont fixé le cadre général et des objectifs ambitieux sans pour autant déterminer les moyens et les modalités de leur mise en oeuvre, au risque de laisser libre cours à l’imagination fertile du législateur. Parmi les changements les plus « révolutionnaires », citons la volonté des constituants d’impliquer davantage les citoyens dans les processus d’élaboration et de vote des lois au Parlement (articles 65 et 66), ou encore la limitation de la durée des fonctions du Président et des Ministres (articles 79 et 86), qui devrait émousser les velléités d’enracinement de certains.
Sur quelques autres thèmes sensibles, l’indécision prévaut. Séparation de l’église et de l’Etat (l’église évangélique luthérienne est aujourd’hui religion d’Etat) ? Charge au Parlement de trancher (article 19). Concernant la protection de la terre et des ressources naturelles de l’île (articles 33 et 34), les textes se contentent de confirmer leur incessibilité (uniquement lorsqu’elles ne sont pas la propriété d’une personne privée), mais laisse à nouveau le soin à la Loi de décider la « durée raisonnable » d’octroi d’éventuels permis d’utilisation desdites ressources. Autant dire que l’homme d’affaires Chinois qui s’est récemment révélé enthousiaste à l’idée d’installer un complexe touristique sur l’île ne devrait pas trop avoir à se plaindre de cette révision constitutionnelle.

Icesave

Enfin, avec l’article 67, qui stipule que le recours au référendum ne pourra être envisagé lorsqu’il est question du budget de l’Etat, des taxes… Et des affaires internationales, les « constituants » ont de fait exclu du champs de la décision populaire les sujets qui pouvaient freiner l’exercice du pouvoir ou ralentir les circuits de décision. Autrement dit, si cette constitution avait vu le jour il y a deux ans, les deux référendum Icesave n’auraient jamais été mis en place. Et les islandais n’auraient jamais pu manifester leur opposition aux modalités de remboursement de la dette due à la Grande-Bretagne et aux Pays-Bas. S’agissant de l’adhésion de l’Islande à l’UE, sujet ô combien polémique ici, l’article en question permettrait-il une consultation populaire ? La question pourrait bien se poser aussi.

Processus révolutionnaire ou pas, suffrage 100% citoyen ou non, il faut souhaiter que les profonds changements voulus par les islandais*, y compris par la majorité silencieuse, et auxquelles s’oppose une petite mais puissante oligarchie insulaire, puissent aboutir. En revanche, n’en déplaise à ceux qui, pour des motivations mystérieuses (prosélytisme ? Marketing ? Propagande ?), ont souhaité travestir la réalité plutôt que de décrypter l’Histoire, les transformations engagées en Islande n’en sont encore qu’à leurs balbutiements. Les présentations euphoriques, les dithyrambes enflammées, les altérations enthousiastes de la situation de l’île n’y changeront rien. Les mots n’ont décidément pas le pouvoir que certains entendent leur prêter. 
* Selon Thorvaldur Gylfason un sondage publié en septembre dernier aurait révélé que 75% des islandais souhaiteraient que le projet constitutionnel présenté soit soumis à la population par référendum sans modification du Parlement.
(5) David Oddsson a été l’un des artisans de la libéralisation du système financier Islandais; désigné Premier Ministre à plusieurs reprises, Gouverneur de la Banque Centrale d’Islande, il a été accusé en avril 2010 «d’extrême négligence» dans le rapport d’enquête publié par le SIC suite à l’effondrement du système financier Islandais. Depuis septembre 2009, il est rédacteur en chef du quotidien Morgunblaðið.
(6) Mis en place au début des années 90 les Quotas Individuels Transférables (QIT) sont devenus de véritables «produits financiers» détenus par quelques gros armateurs et pêcheries qui «louent» et vendent leurs quotas dans une optique spéculative.

Chaleureux remerciements à Ólöf Pétursdóttir, Kjartan Jónsson, Ragnhildur Helgadóttir, Ragnar F. Ólafsson, Guðmundur Guðlaugsson, Ester Auður Elíasdóttir, Eva Leplat Sigurðsson et Berglind Margo Tryggvason Þorvaldsdóttir pour leurs explications et leurs commentaires, sans lesquels cette enquête n’aurait bien évidemment jamais vu le jour.

Article repris par Owni.fr (sous forme « d’édito »), par Contrepoints.org, par Mondialisation.ca, par Interobjectif.net et par Lepost.fr.

À propos de eric

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un commentaire

  1. Quand bien même nous n’en sommes qu’aux balbutiements, c’est un événement tout à fait remarquable, et au contraire très peu relaté je trouve… C’est bien entendu inapplicable aujourd’hui en Europe, mais c’est toujours enrichissant d’apprendre comment les choses se passent autour de notre nombril.

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