Islande : ça s’est passé en mars 2015

À peine Holuhraun a-t-il cessé de cracher gaz et laves, qu’une autre éruption vient troubler l’actualité islandaise, politique cette fois : celle des Pirates ! Partis de 5.1% et donc trois députés, aux élections de 2013, les voici crédités de 25 à 30% d’intentions de vote par les sondages, à la grande surprise des observateurs les plus sérieux, même le rédacteur de ces lignes ! Comme pour toute éruption il y avait des signes avant-coureurs fidèlement rapportés ici, mais rien ne laissait présager le doublement des intentions de vote en un mois. Pour que le Parti des Pirates devienne selon certains sondages le premier parti politique de l’île, devant le Parti de l’Indépendance, il a fallu une lettre de Gunnar Bragi Sveinsson, Ministre des Affaires Etrangères (Parti du Progrès), remise le 12 mars à son homologue lituanien – la Lituanie assure la présidence de l’UE – lui annonçant que l’Islande ne veut plus adhérer à l’UE,

La lettre de Gunnar Bragi

On attendait depuis plusieurs mois le dépôt d’une motion autorisant le Ministre à stopper le processus d’adhésion à l’UE engagé en juillet 2009, cette même motion qu’il avait dû retirer au printemps 2014 après que des milliers de manifestants aient rappelé aux deux partis au pouvoir leur engagement d’organiser un référendum sur le sujet. Voici que Gunnar Bragi prend tout leBessastaðir monde de vitesse : il n’y aura pas de référendum, pas même de vote d’une motion à l’Alþingi. Birgir Ármannsson, président de la Commission des Affaires Etrangères à l’Alþingi (Parti de l’Indépendance) semble aussi surpris que les journalistes et ne cache pas son mécontentement. Beaucoup se demandent s’il est politiquement adroit, et légal, de passer ainsi en force sur un sujet important mais sans réelle urgence ; pourtant tout laisse à penser qu’il ne s’agit pas d’une foucade du ministre mais d’une manœuvre mûrement réfléchie, préparée par « le docteur en sciences politiques qui a occupé  Bessastaðir ces dernières années » (Blog « Orðið á götunni » – 12 mars). Ólafur Ragnar Grímsson, héraut en d’autres temps de l’expression populaire, en effet se tait.

L’opposition paraît désemparée. Sa première réaction est d’envoyer une « contre-lettre » à l’UE dans laquelle elle dénonce le procédé :

le gouvernement n’a l’accord ni du parlement ni du peuple pour changer la position de l’Islande vis à vis de l’Union Européenne dans le sens indiqué dans la lettre du ministre

Les dirigeants de l’UE considèrent eux aussi que les formes n’ont pas été respectées mais doivent prendre acte de la décision sans surprise du gouvernement islandais.

manifestation althingi
© Páll Stefánsson – Iceland Review

Le 12 au soir quelques centaines de personnes bravent la tempête pour protester devant l’Alþingi. Le samedi suivant, entre deux tempêtes, ils sont 8000, manifestant plus pour la démocratie que pour l’adhésion à l’UE. Mais à ce jour aucune autre manifestation n’est organisée. D’âpres débats ont lieu à l’Alþingi. Les dirigeants des deux partis au pouvoir font front avec Gunnar Bragi Sveinsson : « c’était la solution la plus simple pour sortir de l’impasse ! ». Pourtant un certain nombre de députés ou membres importants de ces partis, même opposés à l’adhésion, ne se privent pas de faire connaître leur malaise face à ce qu’ils considèrent comme un coup de force dommageable aux institutions.

Les forces politiques

Le sondage MMR fait entre les 13 et 18 mars et publié le lendemain fait l’effet d’une bombe. Pour bien comprendre il est utile de mettre les résultats en perspective :

parti pirate en islande

(4) Par souci de cohérence, il ne s’agit ici que de sondages MMR

Où on observe deux phénomènes : après une légère amélioration en février, les deux partis au gouvernement rechutent, mais sans que cela ne soit particulièrement spectaculaire compte tenu des circonstances. Il est vrai que ces partis sont déjà à des niveaux très faibles par rapport à leurs niveaux du passé : le Parti de l’Indépendance est en-dessous de son résultat des élections de 2009 consécutives à cette crise dont il porte aux yeux de beaucoup d’Islandais une large part de responsabilité. Quant au Parti du Progrès, même si le résultat de 2013 est exceptionnel, son niveau habituel est de l’ordre de 15% à 18%.

parti pirate en islandePlus spectaculaire est le reclassement intervenu dans l’opposition. Celle-ci peut-être divisée en deux groupes de mouvements : l’Alliance Social démocrate et la Gauche Verte, tous deux dans une relation tumultueuse lorsqu’ils étaient au pouvoir de 2009 à 2013, et deux partis nés avant les élections : Avenir Radieux et Les Pirates. La création de partis est un classique de la vie politique islandaise, qui ne durent que le temps d’une élection, comme ce fut le cas avec le Mouvement des Citoyens lancé dans la foulée des manifestations de 2008, et dont Birgitta Jónsdóttir fut députée. Bien que son programme soit très semblable à celui de l’Alliance Social-démocrate, Avenir Radieux, créé par Guðmundur Steingrímsson, alors député transfuge du Parti du Progrès, prend vite sa place dans la vie politique de l’île, et son score de 10.3% (6 députés) à l’élection de 2013 ne surprend pas. La surprise déjà vient des Pirates, qui en dépassant de peu la barre de 5% obtiennent 3 députés dont seule Birgitta Jónsdóttir est connue des électeurs. Et ces 3 députés travaillent, sont présents sur tous les fronts, questionnent sans cesse les ministres, puisque leur maître-mot est la clarté de l’information. Ensemble les deux nouveaux partis atteignent vite 25 à 30% de l’électorat, pris tant au pouvoir qu’à l’opposition, notamment la Gauche Verte, ce qui montre la volonté de renouvellement de la part des électeurs. Mais le positionnement de Avenir Radieux est classique là où celui des Pirates répond aux aspirations des citoyens qui souhaitent pouvoir s’exprimer directement sur les sujets essentiels. La lettre de Gunnar Bragi, qui est vécue comme une subtilisation de la parole, provoque donc un basculement brutal : Avenir Radieux revient à son niveau de 2013 ; les Pirates talonnent le Parti de l’Indépendance, et le dépassent selon des sondages plus récents, notamment chez les jeunes.

parti pirate en islande

Les Pirates

Le Mouvement Pirate est né en 2006 en Suède et est maintenant présent dans 60 pays, mais l’Islande est à ce jour le seul où il est représenté au parlement. Ce qu’il propose est parfaitement résumé sur le site web islandais : « We want you in charge » – nous vous donnerons toutes les informations disponibles pour que vous puissiez choisir en connaissance de cause -. C’est pourquoi la propriété intellectuelle est l’un de leurs premiers champs d’action.

En Islande les intéressés se déclarent surpris de ce bond, insistent sur le fait qu’il ne s’agit que de sondages et que les prochaines élections ne sont que dans deux ans. Un premier accroc apparaît lorsque Birgitta invite les autres partis de l’opposition à une alliance en vue de reprendre les travaux de la réforme constitutionnelle dont l’un des objectifs était le développement de la démocratie directe. Bien qu’elle insiste sur le caractère personnel de cette proposition, Jón Þór Ólafsson ne manque pas de rappeler que l’idée n’a pas été évoquée dans le parti et qu’il est plus urgent de clarifier son programme. La « Capitaine » des Pirates n’est pas seule exposée à la contestation de ses lieutenants. Lors du congrès de l’Alliance Social-démocrate, Árni Páll Árnason, qui s’attendait à être réélu sans difficulté président de son parti, voit surgir une candidature la veille du scrutin et ne l’emporte que par 241 voix contre 240 pour Sigríður Ingibjörg Ingadóttir, députée. Ceci devrait contraindre Árni Páll à radicaliser son discours, notamment sur l’adhésion de l’Islande à propos de laquelle il avait exprimé des doutes. Mais tout cela peut changer. La vie politique islandaise est familière de ces fièvres qui retombent vite. Attendons les semaines et mois à venir.

Actualité économique et sociale

Le 13 mars le FMI publie un rapport très positif sur l’économie islandaise, incluant un tableau statistique dont j’extraie les principales données :

rapport du FMI

Ces résultats sont enviables, qu’il s’agisse du PNB, du chômage ou de la stabilité des prix. Et le développement du tourisme vient compenser une éventuelle détérioration de la balance commerciale pour ce qui concerne les biens.

Demeure l’incertitude sur la levée du contrôle des changes, que la Banque Centrale d’Islande essaie d’anticiper en achetant le plus possible de devises*.

* Voir à ce propos – et d’autres – le discours de Bjarni Benediktsson, Ministre des Finances, lors de la réunion annuelle de BCI le 26 mars. En fin de discours Bjarni aborde la réorganisation très politique de la BCI qu’il veut faire voter. Son projet est très critiqué, j’y reviendrai lorsqu’il sera soumis à l’Alþingi

Mais dans l’immédiat ce sont les bruits de grèves dans des secteurs très divers qui inquiètent ; ils concernent essentiellement les travailleurs peu qualifiés avec des exigences de plus de 50% d’augmentations sur 3 ans, et une revendication centrale : pas de salaires inférieurs à 300.000 Ikr (2025 €) par mois. Une étude de Price Waterhouse sur les salaires réels versés en 2014 montre que cette revendication concernerait 12% des salariés alors que 30% d’entre eux ont une rémunération inférieure à 400.000 Ikr. A l’inverse 1/3 des salariés ont un salaire supérieur à 600.000 Ikr, dont 15% plus de 800.000 Ikr. Les employeurs se disent éberlués par de telles demandes. Une des causes en est la progression du coût des logements et des loyers, sous l’effet du développement du tourisme. C’est pourquoi, en vue de faciliter les négociations, le gouvernement s’engage à prendre des mesures pour une meilleure maîtrise de ces coûts. Mais on voit dans le tableau ci-dessus que le FMI a déjà intégré un retour de l’inflation à la suite de ces tensions et des concessions que l’État-employeur a du accepter pour avoir été trop peu à l’écoute de ses salariés.

liberté de la presse 2015

À la jonction du social et du politique : le gouvernement et l’opinion

Il n’est pas qu’avec les représentants des salariés que le gouvernement se montre peu accommodant. Voici que dans le classement mondial 2015 sur la liberté de la presse établi par Reporters Sans Frontières, l'Islande chute lourdement de la 8ème à la 21ème place. Commentaire de RSF : durcissement des rapports entre le politique et les médias. Un avertissement pour une « démocratie modèle ». Il est vrai que le traitement que ce gouvernement inflige à RÚV, la radio-télévision d’État, ne peut qu’inquiéter ! Est-ce un signe auquel le gouvernement devrait prendre garde ? Le 25 mars, Adda Þóreyrardóttir Smáradóttir met sur Twitter une photo seins nus, aussitôt censurée. Elle est mécontente, le fait savoir par tous moyens en s’associant au mouvement « FreeTheNipples ». C’est aussitôt, dans les rues malgré la tempête, les piscines, dans les journaux et sur les réseaux sociaux un déferlement de « nipples » et de soutiens à sa protestation. Comment ne pas rapprocher cette campagne et la progression fulgurante des Pirates, avec cette volonté des gouvernants d’étouffer tout ce qui pourrait les gêner (Bureau des Statistiques, RÚV, Banque Centrale…), et que sanctionne RSF ?

Relations internationales

Ce pourrait être aussi l’objectif de Gunnar Bragi Sveinsson, Ministre des Affaires Étrangères, lorsqu’il annonce le 23 mars le dépôt d’un projet de loi visant à fondre dans son ministère l’Office d’Aide au Développement International. Comme on l’a vu, l’actualité du Ministère des Affaires Etrangères a été presque entièrement consacrée à la rédaction, la remise et la défense de la lettre du Ministre à l’UE, mais il y a eu aussi :

  • Le 10 mars : une réunion périodique à Washington en application du traité de 2006 sur la coopération militaire entre les deux pays,
  • 13mars : la participation de Gunnar Bragi, en Slovaquie, à la réunion des pays européens du nord et de l’est sur les problèmes de sécurité,
  • Le 19 mars, la présentation du rapport annuel du ministère à l’Alþingi

Actualité culturelle

Le concert de la francophonie a eu lieu dimanche 15 mars à 17h à Harpa. Sous la direction de Pejman Mehmarzadeh les musiciens de l’Orchestre de Chambre de Reykjavik ont interprété des extraits d’œuvres du Groupe des Six, Georges Auric, Louis Durey, Arthur Honegger, Germaine Tailleferre, Francis Poulenc et Darius Milhaud. Programme audacieux et difficile ! Parmi les musiciens Cécile Jacquillat, violoniste, dont le mari Jean-Pierre Jacquillat a dirigé l’Orchestre National d’Islande de 1980 à 1986,

Autre manifestation culturelle franco-islandaise ? Les cinéastes Birnir Jón Sigurðsson et Elmar Þórarinsson remportent le premier prix au Festival International de Tahiti dans le groupe « première œuvre » pour leur court métrage « Heimanám ».

Mais l’essentiel est la reprise au Théâtre National de « Fjalla Eyvindur », certainement l’œuvre théâtrale la plus célèbre du répertoire dramatique islandais : « notre Hamlet », comme dit Stefán Hallur Stefánsson qui tient le rôle principal. L’auteur en est Jóhann Sigurjónsson (1880-1919). Écrite en 1911 la pièce relate la vie de hors la loi de FjallaEyvindur Jónsson, rejoint par Halla Jónsdóttir. En ce que cette dernière a bien plus de caractère que son compagnon, elle est souvent considérée, selon Nina Dögg Filippusdóttir qui en joue le rôle, comme une représentation de la femme islandaise…

Et pendant ce temps la vie continue !

    • Mention spéciale pour le 13 mars, où les vents ont atteint dans le centre 73m/s (soit 263 km/h) ! et souvent dépassé 30m/s ailleurs !
    • 20.03 – et voici qu’en un des rares jours où le soleil pourrait être visible, il est éclipsé par la lune !
    • 24.03 : Björgólfur Thor Björgólfsson de retour dans le classement Forbes des 500 personnes les plus riches au monde,
    • 26.03 – après une bataille de plus de 30 ans avec les autorités de son pays, Jón Gnarr (Jón Gunnar Kristinsson), ancien Maire de Reykjavík, obtient d’un tribunal de Houston le droit de s’appeler Jón Gnarr,
    • 26.03 – « Lóan er komin », et avec elle le printemps ( ?),
    • 30.03 – Le volcan Hekla bouge…
      …mais Holuhraun ne se manifeste plus. Sa pollution a été impressionnante : quatre fois plus de SO2 émis sur la période que tout l’UE réunie (une raison de ne pas laisser l’Islande entrer ?), Reykjavík a été couverte pendant 59 heures.

    Photo en Une : les députes Pirates (Helgi Hrafn Gunnarsson, Birgitta Jónsdóttir, Jón Þór Ólafsson) – © dv.is
    Sélection iconographique effectuée sous l’entière responsabilité de la rédaction de Vivre en Islande.

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